L’ancienne raffinerie Saint Rémi va connaître une troisième vie
La zone Achard (110,130,176,190 et 210 rue Achard) démarre un projet de transformation.
Porté par les valeurs humanistes et écologiques des propriétaires, il vise à faire évoluer – sous le signe de la frugalité – l’aménagement, le positionnement et le fonctionnement du site. En passant d’une zone d’activité à une zone d’utilité, le site veut (re)placer au cœur de sa mission l’écologie, l’intérêt général, la coopération, la culture et la vie locale. Pour pointer cette vision et fédérer les acteurs du changement, le projet s’est offert un nom, La Cité Bleue, en hommage au passé ouvrier, à la Cité Lumineuse, aux marqueurs bleus du site actuel et à son rêve résolument citoyen.
L’histoire du sucre à Bacalan
Au 18e siècle, l’activité sucrière n’est pas encore installée à Bacalan.
La production de sucre et de mélasse en provenance des Antilles et de la Réunion est réalisée dans plusieurs dizaines de petites ou moyennes entreprises, dont les ateliers sont essentiellement implantés dans les petites rues qui bordent la Garonne, de l’église Saint-Michel à celle de Sainte-Croix. En 1790, ces ateliers fournissent 15 % de la consommation européenne… En 1878, les cinq raffineries existantes emploient plus de 400 hommes et 40 femmes. La modernisation du procédé de la « cuite » et la concurrence du Havre accélèrent la disparition de ces petites unités, d’autant que l’activité portuaire s’est déplacée sur Bacalan.
L’usine de sucre Abribat, Cordes, Bordes & cie déménage du 55, Quai Sainte-Croix pour venir à Bacalan. Cela reste une petite raffinerie.
Après la première guerre mondiale, l’industriel nordique Say spécialisé dans la fabrication de sucre de betteraves a besoin de compenser les pertes de ses unités du Nord, réduites à l’inactivité durant le conflit. Say possède les capitaux, l’influence politique et économique pour faire passer sous son contrôle – à partir de 1917 – la raffinerie Saint-Rémi, tout comme Tivoli et Frugès. Ainsi La Raffinerie commercialisera longtemps les trois marques : Say, Saint-Rémi et Frugès.
En 1926, grâce à de nouveaux investissements et de nouvelles fabrications (pains de sucre), l’effectif de la « Raff » compte 600 salariés. Production et personnel iront croissant jusqu’à 1 000 employés dans les années 1940.
À la Libération, l’exigence de gagner des marchés et la volonté de ne plus en rester au sucre roux en provenance des Antilles amènent le sucrier nordiste à s’approvisionner en Australie, et le contraint à passer des accords avec des états devenus indépendants (dont Madagascar) qui font valoir leurs droits à être rémunérés au juste prix. L’approvisionnement devient plus aléatoire.
En juin 1965, une première annonce de licenciements est prononcée suivie d’une nouvelle en mars 1966. Dans cette période, la Grande Bretagne possède le contrôle financier de « l’Europe du sucre ». En mai 1967, suite à une offre publique d’achat, Beghin s’empare de la raffinerie qui devient Beghin-Say. Très vite, la presse annonce la menace de fermeture qui serait suivie de celle de Nantes. Dans le quartier de Bacalan déjà fortement traumatisé par le recul industriel, l’émotion est forte et va bien au-delà des 500 familles concernées.
La décennie qui suit est marquée par ce climat d’incertitude qui met à mal le personnel et leurs familles. De nouveaux licenciements interviennent en février 1980, précédant une lente agonie jusqu’à la fermeture définitive en 1984.
Serge Gonzales
Grandes dates de l’histoire industrielle du site
1840-1984
Travail éprouvant et luttes sociales
Les salariés qualifiaient la raffinerie de « bagne ». Les conditions de travail étaient rendues difficiles par la température, les odeurs et la force physique requise. Les hommes travaillaient en 3/8 et les femmes en 2/8 pour un maigre salaire. Les luttes de 1936 et le Front populaire permirent quelques avancées, sans améliorer véritablement les conditions de travail.
S’ajoutait à cela une direction d’entreprise très répressive, à l’image du sieur De Haas qui adressait par exemple un courrier aux syndicats le 15 juillet 1936 en ces termes : « Le fait de participer à une grève doit être considéré comme un cas de rupture brusque du travail. » Une menace qui n’épargnera pas le contremaître Henry Rauly, poilu revenu indemne de la Première Guerre mondiale après 32 deux mois passés au front. Médaillé de la croix de guerre pour son courage, la direction le licenciera sans sourciller pour fait de grève. Entouré par ses camarades, il combattra la direction jusqu’au tribunal qui lui donnera raison, et auprès duquel il obtiendra une indemnisation, sans pour autant retrouver son emploi. Il sera décoré à 84 ans de la Légion d’honneur.
Dans les années 1950, alors qu’interviennent les premiers plans de licenciements, les mobilisations se multiplient, retardant certaines échéances ou limitant le nombre de suppressions d’emplois. Ce fut le cas en 1965, au fil de décennies d’inquiétude, d’incertitude et de malheur pour les salariés et leurs familles. Les luttes ne parviendront pas à inverser l’inéluctable trajectoire de réduction d’activité qui conduira à la fermeture en 1984.
Une poignée d’ouvriers occupera l’usine pendant 17 mois, avec un projet de reprise de production dénommé « Croc’sucre », qui ne verra jamais le jour. Beaucoup d’anciens gardent en mémoire ce long conflit qui sonnera le glas de l’industrie bacalanaise. Les meneurs de cette lutte, les cégétistes Jean-Pierre Giraud et Marie-Pierre Morel (l’infirmière de l’usine) sont aujourd’hui disparus. Reste l’association Vie et travail créée à l’issue du conflit, dont le principal animateur était Pierre Tachou, instituteur bien connu du quartier. La salle municipale porte le nom de cet infatigable pédagogue.
Christian Galatrie
La zone dactivitée Achard, aujourd’hui
1986-2022
La Cité Bleue, une histoire en construction…
Notre Journal a rencontré Christine et Jean-Philippe Bret Gaubaste, propriétaires de la zone Achard qui président à son évolution.
Journal Bacalan : Vous avez récemment réalisé une enquête auprès des acteurs du site et des forces vives du quartier pour collecter des besoins, et vous avez évoqué à cette occasion un ambitieux projet d’avenir. De quoi s’agit-il ?
Jean-Philippe Bret Gaubaste : Quand nous avons eu connaissance du départ de l’entreprise Ziegler de notre plus gros entrepôt, nous nous sommes interrogés sur la suite à donner. Nous pourrions évidemment mettre en vente notre site, cette option a d’ailleurs été étudiée. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse et ce n’est pas l’histoire de notre famille. Ici, c’est un lieu qui nous est cher. Les parents de notre père qui étaient commerçants, y achetaient du sucre. Nous avons beaucoup de souvenirs d’enfance, d’expériences partagées avec les locataires, et nos parents se sont énormément investis pour ce site.
Christine Bret Gaubaste : La zone Achard représente un patrimoine historique et architectural remarquable. L’environnement est également singulier. Il y a une âme ouvrière qui subsiste, des usages hérités du passé, une vie associative et une identité forte. Par rapport à l’évolution du quartier, nous avons pensé qu’il y avait des choses à imaginer en respectant le lieu et son histoire. Nous avons rencontré la collectivité en 2019. Nous nous sommes fait accompagner par un paysagiste environnemental, par un historien, un cabinet spécialisé dans les projets urbains, pour travailler à une nouvelle vision du site.
JB : Quels sont les grandes lignes et les grands objectifs du projet ?
J-PBG : Le cœur historique de Bacalan a été jusque-là peu associé à la transition urbaine du quartier. Pour faire évoluer la destination du site, nous pensons qu’il faut davantage de porosité entre la zone et le quartier, qu’il faut mettre en valeur le fleuve, pouvoir y accéder, verdir le site et conserver sa mixité. D’une zone d’activité nous voulons devenir une zone d’utilité, une zone de vitalité qui réponde aux enjeux environnementaux, économiques et sociaux.
JB : Comment cela va se traduire ?
ChBG : D’abord permettre aux Bacalanais d’investir l’espace, de s’y promener, d’y trouver des commerces, des artisans, des manifestations culturelles, des associations, des entrepreneurs et bien sûr des emplois. Faire du lieu un espace intermédiaire, apaisé. Cela demande quelques aménagements : la création d’espaces conviviaux, de placettes ; peut-être la suppression des grilles qui longent la rue Achard face à l’église.
J-PBG : En terme de contenu, les locataires actuels et futurs du site devront s’inscrire dans une certaine philosophie, certaines valeurs qui répondent aux enjeux urbains et écologiques. Notre vision de l’utilité est d’être une zone de production et de création où l’on fabrique et où l’on invente. Quand on parle de vitalité, nous souhaitons des usages qui se mêlent, se croisent, se complètent, c’est aussi partager et transmettre les savoir-faire entre acteurs. On ne demandera pas à chacun de répondre à tout, mais les locataires devront cocher certaines cases.
JB : À quelle échéance ce projet verra-t-il le jour ?
ChBG : On ne peut fixer un terme. Il y a une part d’utopie dans ce projet, puisqu’il n’y a pas de modèle existant. C’est une construction progressive, à partir de besoins qui s’expriment, en fonction d’espaces qui se libèrent ou d’espaces à transformer. Des occupants pourront être réinstallés dans de meilleures conditions. C’est un système de poupées russes, dont les premières se positionnent déjà. C’est le cas de Bicycompost, d’ArtFlo, de la Régie de quartier ou du Garage Moderne, qui arrivera en septembre 2023 durant les travaux de ses locaux.
La Cité Bleue, un projet à l’échelle et à la lumière du quartier
La transformation d’un site patrimonial s’inscrit dans la continuité des valeurs portées par ses propriétaires. Mais également dans son lien historique au territoire dans lequel il est enraciné. C’est tout l’enjeu pour l’équipe de La Cité Bleue : instaurer dès le début une démarche de construction avec ses habitants et ses riverains, pour faire naître un projet en accord avec leurs aspirations et besoins : avec les « résidents » du site, d’abord : entreprises, artisans et associations. À la fois les historiques garants de la continuité, et les nouveaux, moteurs de créativité (ou l’inverse !). Avec les Bacalanaises et les Bacalanais, naturellement (habitants, acteurs associatifs, commerçants, etc.). À la fois les mémoires vives du quartier, témoins du passé de ce site, et les plus jeunes, futurs usagers de La Cité Bleue. Également avec les pouvoirs publics, pour contribuer à une transformation souhaitable et cohérente du territoire local.
Alors comment faire ?
D’abord par la rencontre. C’est pourquoi l’équipe projet (vous avez peut-être croisé Anaïs, Marie ou moi-même) est venue au contact d’acteurs du quartier (45 entretiens à ce jour) pour comprendre ce que représentait la zone Achard à l’échelle de Bacalan. Et comment ils voyaient son évolution. Puis par l’étude de ces retours, qui viennent nourrir une vision forte pour mobiliser le plus grand nombre. Tout en restant ouvert aux possibles et aux expérimentations.
C’est pourquoi La Cité Bleue accueille dès aujourd’hui des projets temporaires pour préfigurer ce qu’elle sera : mise à disposition d’espaces vacants (le Kfé des Familles a déjà proposé un cours de yoga parents/enfants), projet participatif autour de la végétalisation et du compostage, etc.
N’hésitez donc pas à entrer en contact avec l’équipe du projet de La Cité Bleue pour apporter votre pierre à l’édifice (info@cite-bleue.fr).
Jérémie Ballarin
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